Grossophobie à l’hôpital

" Raconter l'histoire de mon corps, c'est vous parler de ma honte, ma honte devant mon apparence, ma faiblesse, devant le fait qu'il soit en mon pouvoir de changer mon corps et de ne pourtant pas le changer, année après année. (…) La honte est une chose difficile. Il est certain que les gens essaient de me faire honte parce que je suis grosse. Quand je passe dans la rue, les hommes se penchent à la portière de leur voiture et me lancent des obscénités sur mon corps, sur la façon dont ils le voient, ils me lancent à quel point ça les gêne que je ne corresponde pas à leur esthétique, à leurs goûts et à leurs désirs. J'essaie de ne pas les prendre au sérieux parce que ce qu'ils disent vraiment, c'est : « Vous ne m'attirez pas. Je ne veux pas vous baiser, et cela perturbe ma compréhension de la masculinité, de mes droits et de ma place dans le monde.»  Ce n'est pas mon boulot de faire en sorte que mon corps leur plaise."

Hunger, de Roxane Gay

De ma propre grossophobie intériorisée


Roxane Gay est américaine, noire, en situation d’obésité massive. Dans Hunger, elle retrace l’histoire de son corps indocile, subversif. Son livre a marqué un jalon dans ma prise de conscience de ma propre grossophobie. 


Je me suis rappelé que j’avais souhaité ne pas être assise à côté de cette personne corpulente dans l’avion. Je me suis rappelé m'être moquée de ma voisine très ronde, qui vivait dans une petite chambre de bonne. Je me suis rappelé avoir adoré Wall-E. Je me suis rappelé avoir ajouté "gros" avant "con"... comme si c’était pire ! 

Et puis je me suis aussi rappelé toutes les fois où j’ai aussi fait preuve de grossophobie vis-à-vis de moi-même. Alors que mon corps était dans la norme, je m’en suis beaucoup voulu quand je prenais 5, 10 kilos, j’ai fait des régimes drastiques… Je me suis détestée. 

Je ne suis pas seule à avoir ce biais. La grossophobie est extraordinairement répandue. On la décèle même chez les jeunes enfants : presque 50% des filles de 3 à 6 ans ont peur d’être grosses… 


Quand j’ai décidé de réaliser des films, je voulais dénoncer la standardisation des corps qu’on nous présente comme désirables. Au cinéma, dans les magazines, dans la pub… il y a un corps étalon : ce corps, il est cisgenre, jeune, blanc, et il est mince. Alors j’ai montré des corps trans, des corps âgés, des corps racisés, des corps gros, et je les ai filmés pour que leur beauté touche nos yeux et nos cœurs.

Cette photo de Heidi Switch a été prise par Adriana Eskenazi sur le tournage de mon film Don’t Call Me A Dick.

La grossophobie dans le monde du soin

En 2020, dans le sillage de la maladie qui a touché un membre de ma famille en 2019, de la pandémie qui nous tombait dessus, j’ai mis les films de côté, et j’ai commencé à m’intéresser au monde de la santé. Je me suis rendue compte qu’il y avait aussi de la grossophobie en médecine. Tout simplement, parce qu’il y a aussi un corps standard à l’hôpital et dans les cabinets médicaux.

Ce corps standard, c’est : 

  • un corps blanc

Les peaux foncées ne sont pas ou peu représentées dans les manuels universitaires. Pourquoi c’est problématique ? Un exemple : presque toutes les maladies cutanées apparaissent de manières différentes sur les peaux plus foncées, de l’eczéma au cancer de la peau, en passant par l’éruption cutanée caractéristique de la méningite.

  • un corps masculin

Les femmes sont réputées plus émotives… La conséquence : quand elles ont mal, on ne leur prescrit pas des antidouleurs, mais plutôt des anxiolytiques. Résultat : elles continuent d’avoir mal. 

On diagnostique aussi moins bien chez elles les maladies cardio-vasculaires, car rebelote : les médecins vont plutôt les interpréter comme des troubles anxieux. Résultat : les maladies cardio-vacsulaires sont la première cause de décès chez les femmes.

Et j’en ai encore sous le pied : vous vous rappelez des scandales autour des pilules de troisième génération, de la Dépakine, du Levothyrox, du Médiator et de l’Androcur ? Qu’ont-ils en commun ? Et bien : les femmes. Ce sont les femmes qui sont les premières victimes des scandales sanitaires de ces dernières années.

  • un corps cis-genre

Le manque d’éducation des soignant.e.s pour bien accueillir les personnes LGBTQIA+ fait que plus de la moitié des personnes trans renoncent à des soins parce qu’elles ont vécu discriminations médicales ou par peur de préjugés.

À ce sujet, je vous renvoie à l’Étude santé trans menée par l'association Chrysalide

  • un corps jeune

Il n’y a quasi pas d’essais thérapeutiques faits chez les plus de 70 ans… Alors qu’avec l’âge, ils et elles sont les plus malades, on les soigne sur la base d'études faites sur des gens beaucoup plus jeunes…

  • un corps neurotypique

Idem : saviez-vous que les personnes atteintes de démence ou d'autisme sont très rarement incluses dans les essais thérapeutiques ?

  • un corps mince

Dans son ouvrage Grossophobie, sociologie d’une discrimination invisible, Solenne Carof cite deux sources pour prouver l’ampleur du biais grossophobe, dans la population générale, comme dans le monde de la santé : 

  • La première : en mars 2020, pour la Journée mondiale contre l'obésité, l'association française La Ligue contre l'obésité commande un sondage. Les résultats : 67 % des sondés pensent que « perdre du poids est d'abord une question de volonté ». Et 62 % des sondés affirment que « l'obésité est avant tout due à une mauvaise alimentation et à un manque d'activité physique». 

  • Seconde source, on est toujours en 2020, mais hors de France, où ça ne se passe pas mieux. C’est cette fois non pas l’opinion publique, mais le ministère de la santé britannique lui-même qui culpabilise les personnes grosses : un rapport affirme que les personnes en surcharge pondérale doivent « perdre du poids pour réduire la pression exercée sur les médecins et les infirmières du NHS et libérer leur temps afin qu’ils puissent traiter d’autres patients malades et vulnérables. » Un peu comme si les personnes grosses gardaient délibérément leurs kilos « en trop » pour peser sur le système de santé !!

Le corps standard

J’ai demandé à l’intelligence artificielle Dall.E de générer un image à partir du prompt “une personne avec un corps standard, photoréaliste”

COVID et grossophobie

Encore et toujours en 2020 — et là ce n’est plus Solenne Carof que je cite, c’est notre mémoire collective que je convoque… est-ce que vous vous rappelez la façon dont on a brandi des images de corps gros sur Internet, pendant le premier confinement ? On a agité des « avant/après » sur les réseaux sociaux, comme si ce qu’il pouvait nous arriver de plus terrible pendant la pandémie était de grossir.

Avant / Après le confinement

Voici le type de memes qui circulait pendant la pandémie.

La rhétorique de ces memes ? Être inactif·ve va nous rendre gros·ses… parce qu’on est persuadé·e.s que les gros·ses sont inactif·ve.s. Un préjugé qui revient dans un contexte sanitaire où il n’y a pas du tout de quoi rire, pour les personnes concernées… La grande majorité des patient.e.s de moins de 50 ans hospitalisée.e.s en réanimation à cause du COVID sont obèses. 

… Et pour cause. L’obésité est reconnue dès le début de la pandémie comme le second facteur de risque le plus important, après l’âge.
Pourtant, les personnes obèses ayant entre 18 à 49 ans n’ont eu accès à la vaccination que le 1er mai 2021, après la troisième vague de Covid-19. 

À ce sujet, lire : Cohérence pour les gros‧se‧s dans la campagne vaccinale – Gras Politique 

Injuste ? Oui. Mais aussi tristement banal. Avoir un corps qui ne rentre pas dans la norme, c’est être moins bien pris en soin. Car dans le milieu médical, tout est pensé pour le corps standard. 

Les personnes obèses (c’est à dire avec un IMC de plus de 30) représentent 17,4% des femmes, et 16,8% des hommes en France. Mais le matériel médical qui leur est dédié est absent ou trop rare. Résultat : des salles d’attente avec des accoudoirs sur chaque chaise, où il leur est impossible de s’assoir… des tables d’examen trop étroites… des brassards de prise de tension trop petits… des aiguilles pas assez longues pour les gaz de sang… 

Et en radiographie, des IRM qui ne sont pas conçus pour les corps de plus de 150 kilos. L’orifice de la machine ne fait que 135 cm de diamètre. 

Jusqu’à il y a peu de temps, on envoyait les personnes dont le corps ne correspondait pas à ces chiffres vers les écoles vétérinaires. Heureusement, des établissements de santé commencent à investir dans des IRM à ciel ouvert. Pour le moment, il y en a trois en Île de France.

Interroger ses biais quand on est soignant.e : une hygiène essentielle !

Plus impactant encore, pour la santé physique et mentale des personnes obèses : les soignants et soignantes ont souvent des biais grossophobes.

Martin Winckler, médecin et écrivain, raconte qu’un jour, dans une fac de médecine parisienne il a commencé un cours par la phrase suivante : 

Martin Winckler : « Je pense qu’ici, nous sommes tous d’accord : le boulot d'un médecin ne consiste pas à dire aux gens comment mener leur vie ».

Il se trouvait face à des internes en médecine générale. La majorité d’entre eux a été scandalisée. L’un d’eux m’a même lancé :

Étudiant : « Alors si on se trouve face à un type qui pèse 120 kilos, qui fume comme un pompier, qui baise n’importe comment, qui boit comme un trou et qui a un cholestérol, une tension et une glycémie au plafond, on ne lui dit rien ? »

Martin a répondu : 

« Il sait qu’il pèse cent vingt kilos, son entourage lui répète probablement dix fois par jour qu’il boit trop et fume comme un pompier, son cholestérol n’a aucune importance, et la manière dont il baise ne vous regarde pas. S’il ne vient pas vous voir expressément pour l’un de ces problèmes, vous n’avez rien à lui dire. Et vous n’avez surtout pas à le harceler. Avant de lui donner votre avis sur ce que sont ses problèmes, écoutez-le pour avoir le sien ! »

Une étude réalisée à l’université de Floride en 2013 vient corroborer ce que dit Martin Winckler, elle démontre que pratiquer la culpabilisation au sujet du poids n’est pas efficace. A contrario, cela entretient des comportements alimentaires délétères, favorise l’évitement de l’exercice physique et la rupture du parcours de soin.

Voici les références :

How and why weight stigma drives the obesity 'epidemic' and harms health | BMC Medicine 

The ironic effects of weight stigma - ScienceDirect

Alors comment on se positionne, quand on est soignant.e, vis à vis d’une personne obèse ? 

Et bien… si on écoutait les patients et les patientes pour commencer ? 


Liens pour aller plus loin :

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 Les femmes, premières victimes des scandales sanitaires, sur Médiapart

 L'école des soignant.es: Qui a peur de l'obésité ? 2e épisode : Le médecin, le patient et les kilos en trop, de Martin Winckler

Grossophobie: Sociologie d'une discrimination invisible, de Solenne Carof

Hunger, de Roxane Gay

« Gros » n'est pas un gros mot: Chroniques d’une discrimination, du collectif Gras Politique

Grandir sans grossophobie. Favoriser une image corporelle saine, d’Edith Bernier

On ne naît pas grosse, de Gabrielle Deydier

Mauvais traitements : pourquoi les femmes sont mal soignées, de Delphine Bauer et Ariane Puccini

Covid-19 : les pistes pour comprendre pourquoi l'obésité est un facteur de risque, sur The Conversation 

High prevalence for obesity in severe COVID-19: Possible links and perspectives towards patient stratification, sur PubMed

Coronavirus : les personnes obèses représentent une proportion très élevée des patients en réanimation en France, sur Le Monde

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J’ai parlé de sexe avec des mecs… et j’ai été surprise !!