Pourquoi la grossophobie médicale tue

Quand j’ai commencé à travailler sur le premier épisode du Serment d’Augusta, consacré à la grossophobie, la journaliste Rozenn Le Saint m’a conseillé d’aller interviewer Irène Frachon au CHU de Brest.

Irène Frachon est pneumologue, et elle est lanceuse d’alerte : c’est elle qui a dévoilé le scandale sanitaire du Médiator. En 2007, elle constate des cas récurrents d’affection cardiaque chez des patient.e.s traité.e.s par le Mediator. Elle se penche sur les liens entre la molécule et les pathologies. Les résultats confirment son hypothèse, mais tardent à être rendus publics : le médicament ne sera retiré des pharmacies qu’en 2009. Le procès contre le laboratoire Servier est en cours

Pourquoi ce scandale sanitaire du Mediator agit-il comme un terrible révélateur de la grossophobie médicale ?

Irène Franchon l’explique dans notre entretien, dont je vous propose la retranscription.

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IF : Je suis le docteur Irène Frachon, je suis pneumologue au CHU de Brest et je suis la lanceuse d'alerte du Mediator puisque maintenant c'est le terme adéquat ! C'est à dire qu'en tant que médecin, j'ai fait interdire le Médiator en 2009 et que ensuite, j'ai dénoncé ce que je pensais être un scandale.  

Olympe : Quel est le rapport entre le scandale du Mediator et la grossophobie? 

Irène Frachon : Il y a en fait plein de choses qui raccrochent le Mediator à la notion de grossophobie. C'est même terrifiant. D'abord, le Mediator lui-même est un coupe-faim. Il a été frauduleusement présenté comme un antidiabétique par le laboratoire Servier, alors qu'il s'agissait d'un dérivé de l'amphétamine développé pour ses propriétés coupe-faim et uniquement pour ses propriétés coupe-faim. Le laboratoire Servier avait déjà mis sur le marché d'autres coupe-faim de la même famille que le Mediator, qui s'appelaient le Pondéral et l'Isoméride en 1963 et en 1985. Et bien l'idée géniale a été de se dire : cette troisième molécule qui en fait fait la même chose, on va la présenter comme un antidiabétique parce que quand on a du diabète, ce qu'on appelle du diabète de type deux, on doit maigrir. Car le régime fait partie du traitement. Et effectivement, le Mediator, pour certaines personnes, améliore un tout petit peu le diabète. Mais ce qui est particulièrement pervers, c'est que le laboratoire Servier a toujours affirmé, et encore aujourd'hui, que le Mediator n'était pas un coupe faim. C'est comme si je vous disais que le Fentanyl n'est pas un dérivé de la morphine. C'est dire qu'on est quand même dans dans une tromperie et un mensonge énorme. Donc la molécule du Mediator est une molécule qui a comme principale propriété d'être anorexigène, c'est-à-dire coupe-faim… et donc d'être a priori logiquement destinée à des personnes en surpoids. 

Olympe : Donc on a prescrit du Mediator aux personnes grosses… de façon injustifiée ?

Irène Frachon : Oui, par grossophobie. La grossophobie, c'est un regard porté sur les personnes en surpoids : un regard négatif et extrêmement stigmatisant et qui peut être porté par la société tout entière. Depuis l'après-guerre, pourquoi les femmes en particulier ont-elles consommé énormément de dérivés d'amphétamines ? Parce que la totalité des pubs, des images de la beauté féminine, repose sur l'idée qu'une femme belle est une femme mince, et même très mince. Et donc quand tous les magazines féminins vous renvoient à l'idée que si vous n'êtes pas mince, vous n'êtes pas belle et vous n'êtes pas désirable… évidemment, les femmes cherchent les moyens de coller à cette image imposée par le regard de la société. 

Irène Frachon : “Il y a ces standards de la séduction. Les atteindre, c'est presque impossible parfois. Parce que d'abord, d'un point de vue constitutionnel, on n'est pas toujours programmé.e pour être mince : il y a des raisons génétiques.

Il y a ces standards de la séduction. Les atteindre, c'est presque impossible parfois. Parce que d'abord, d'un point de vue constitutionnel, on n'est pas toujours programmé.e pour être mince : il y a des raisons génétiques. Ensuite, parce que la transformation de la nourriture fait que, de plus en plus, ce qu’on mange nous expose au surpoids. Bref : il y a des tas de raisons qui font que c'est un objectif utopique pour beaucoup de femmes d’être très minces… Et donc elles font appel à des coupe-faim. La consommation des coupe-faim a été complètement débridée aux États-Unis puis en France, jusqu'à ce qu'on s'aperçoive quand même que ces amphétamines posaient problème. 

Olympe : Et cette grossophobie, elle est aussi présente dans le corps médical ?

IF : Alors là, la grossophobie est multipliée par xxx. Les médecins sont, si je puis dire, des hommes comme les autres et des femmes comme les autres, c'est-à-dire sensibles à ces injonctions et souvent, en plus des hommes et des femmes CSP+ d'un niveau social qui leur permet souvent, eux, de répondre à ces standards. C'est à dire que je pense que le pourcentage d'hommes et de femmes obèses dans le corps médical est probablement assez faible et donc ça n'incite pas à la compréhension et à la tolérance. 

Irène Frachon : “D'une part, les médecins CSP+ partagent les préjugés sur les personnes grosses et la deuxième chose, c'est que l'idée que : “être grosse vous rend responsable de tous vos maux” s'est puissamment développée… Et de manière totalement disproportionnée par rapport à l’impact réel de l'obésité comme facteur de risque de maladies pour les femmes.

D'une part, les médecins CSP+ partagent les préjugés sur les personnes grosses et la deuxième chose, c'est que l'idée que : “être grosse vous rend responsable de tous vos maux” s'est puissamment développée… Et de manière totalement disproportionnée par rapport à l’impact réel de l'obésité comme facteur de risque de maladies pour les femmes. Il ne s'agit pas de dire que l'obésité ne pose pas de problèmes de santé. Il y a des problèmes de santé qui sont bien répertoriés, qui sont le retentissement sur les articulations, qui sont un facteur de risque effectivement cardiaque, cardio vasculaire, qui sont le fait qu'on peut faire du diabète plus facilement quand on est en surpoids, qu'on est plus essoufflé.e parce que d'être gros.se, on a du poids à porter, tout simplement quand on fait des efforts comme quand on monte des escaliers… Mais il y a des personnes en surpoids ou obèses qui se portent comme un charme ! Qui montent des escaliers sans problème, qui vivent normalement avec leur poids. Simplement, elles ont le regard désapprobateur de la société et de leurs docteurs sur elles, mais elles vont très bien. Et lorsqu'elles se plaignent de symptômes en général, le premier réflexe, c'est de leur renvoyer leur surpoids comme premier responsable de leurs maux. 

Irène Frachon : “Il y a des personnes en surpoids ou obèses qui se portent comme un charme !”

Dans l'affaire du Mediator : les médecins trouvant que les femmes qui les consultaient étaient trop grosses, leur disaient qu'il fallait faire des régimes. Les régimes, ça ne marche pas quand on est en surpoids. Donc les femmes ne maigrissaient pas, ou elles maigrissaient en yoyo. Donc deuxième étape : leur prescrire un coupe-faim. Et comme les coupe-faim ont été interdits au fil des années parce qu'ils étaient dangereux, il en restait un : un antidiabétique, mais réputé pour faire maigrir… le Mediator. 

Sans trop s'interroger sur ce que cachait cette notion de coupe-faim, les médecins ont prescrit le Mediator. Alors, à la décharge des prescripteurs, Servier a caché à tous, y compris aux médecins, que le Mediator était une amphétamine trafiquée extrêmement dangereuse. Mais ce n'était absolument pas logique, et surtout, c'était inconséquent de prescrire du Mediator pour maigrir, sans avoir d'informations précises sur la sécurité de ces produits. C'est hors autorisation de mise sur le marché ; et il y a quand même eu des précédents avec les coupe-faim qui auraient dû rendre tout le monde très méfiant ! Bref, les médecins ont donc prescrit massivement du Mediator pour maigrir à des millions de femmes et d'hommes — mais surtout des femmes, parce qu'ils estimaient qu'elles étaient trop grosses.

“Ben oui, leur a-t-on répondu : vous êtes essoufflée parce que vous êtes grosse, il faut maigrir.”

Ensuite, ces femmes sous Mediator, certaines ont commencé à dire qu'elles allaient de moins en moins bien qu'elles étaient essoufflées. Ben oui, leur a-t-on répondu : vous êtes essoufflée parce que vous êtes grosse, il faut maigrir. Elles vont voir le cardiologue, c'est encore pire. Le cardiologue, comme le surpoids est un facteur de risque cardio vasculaire, c’est à nouveau : “Madame, faut maigrir, vous étonnez pas, c'est votre problème”. Et en réalité, ces femmes sous Mediator étaient essoufflées parce que leur cœur était en train de flancher ! Et que personne ne s'en apercevait. 

Olympe : Récapitulons les conséquences qu’a eu la grossophobie médicale sur le parcours de ces femmes

IF : Bien sûr. Les conséquences de la grossophobie médicale ça a été :

- des prescriptions massives de Mediator non justifiées

Les médecins ont prescrit le Médiator uniquement pour ses propriétés anorexigènes et coupe-faim, pour faire maigrir des femmes. Pourtant, on sait depuis longtemps qu'en fait ça ne sert à rien : ça va vous faire perdre quelques kilos qu'on reprend après. Il y a un effet qu’on appelle de tachyphylaxie, c'est à dire que quand on prend ces médicaments au bout d'un moment, il y a un échappement, une diminution rapide de l'effet, et il faut monter les doses… Dès qu'on arrête le traitement, l'obésité repart comme en quatorze. Donc ça ne sert absolument à rien ; il n'y a pas de justification à prescrire ce traitement. Mais bon, “elle est grosse, c'est de sa faute. Je la traite pour qu'elle maigrisse. Ça ne me plaît pas qu'elle soit grosse”. 

- des erreurs de diagnostic lorsque les femmes se plaignent

Quand la patiente commence à se plaindre parce qu'elle est essoufflée — et souvent, elle ne l'était pas avant de consommer du Mediator — on lui répond que c'est parce qu'elle est grosse et on fait une échographie cardiaque vite fait. On se rend compte qu'il y a des petites fuites, mais pfff, c'est certainement pas ça. Elle est grosse, elle doit maigrir. Erreur de diagnostic et donc pas de dépistage et pas de prise de conscience que le Mediator était en fait la cause de ces essoufflements. 

- une opération mutilante, une réadaptation très difficile

Ces femmes finissent par s'aggraver et on finit par découvrir qu'effectivement, au bord de la mort, elles ont bien des valves cardiaques très malades. On les opère. Opération très risquée chez ces femmes très grosses ! On ampute le cœur des valves cardiaques, on met des prothèses mécaniques et derrière… elles repartent avec leur Mediator, bien souvent re-prescrit. Et elles ne vont pas bien. Elles vont en rééducation, ça se passe mal. Ce sont des opérations extrêmement mutilantes, dont le cœur ne se remet pas bien. Ce sont des opérations palliatives qui ont des complications majeures et donc on essaye de les faire bouger, de les réadapter… Mais la réadaptation est difficile et elles vont se faire engueuler en réadaptation : “Bougez vous donc, vous êtes trop grosse, vous devriez maigrir. Et si vous supportez mal ces opérations, c'est parce que vous êtes trop grosse qu'effectivement, la cicatrice est douloureuse. Ça s'est mal passé, mais aussi avec ce surpoids là, ma pauvre dame, faut pas vous étonner.” 

- des expertises qui minimisent les conséquences du Mediator

Le scandale du Mediator éclate et ces femmes découvrent qu'effectivement ce qui les a rendues malades, c'est bien le Mediator. Elles déposent un dossier en expertise dans les tribunaux de grande instance, où elles se retrouvent face à des experts remontés comme des horloges qui, pendant longtemps d'abord, ne croient pas à cette affaire de Mediator. Ils disent que c’est un scandale construit par les médias et ils répondent à ces femmes : “ Mais enfin ce n'est pas cette petite valvulopathie qui vous gêne, vous êtes trop grosse, vous êtes obèse, vous avez une obésité morbide.” Et ces femmes m'ont raconté ces expertises, mais démentielles, démentielles ! 

Elles se faisaient expliquer qu’elles avaient réclamé du Mediator, c'était donc de leur faute si elles en avaient consommé et que ce n'étaient pas ces valvulopathies plus ou moins graves —  généralement très minimisées — qui étaient responsables de leur essoufflement, mais leur obésité, avec éventuellement une part de préjudice médiatique. Le préjudice médiatique c’est que l'inquiétude liée au scandale médiatique viendrait aggraver leurs plaintes ! 

En réalité, ces femmes, nous, on les a étudiées, on a étudié le retentissement de ces atteintes valvulaires avec des études très précises. On les a fait pédaler en mesurant ce qui se passait dans leur cœur par cathétérisme et on s'est aperçu que dès qu'elles commençaient à pédaler, le cœur se mettait à genoux. Le cœur se mettait à genoux… Alors qu'au repos, il a l'air de battre à peu près correctement, effectivement, elles ne peuvent pas monter un étage sans fondre en larmes parce que le cœur se met à genoux et que ce n'est pas reconnu par l'expertise cardiologique qui ne fait pas de test d'effort. C'est extrêmement difficile d'obtenir ce qu'on appelle ses explorations par cathétérisme cardiaque qui sont effectuées par quelques centres en France… qui n'étaient pas très motivés pour les faire. Et en plus ce sont des explorations assez invasives puisqu'on doit vous monter un petit cathéter dans le cœur, etc. 

Donc la grossophobie, c'est vraiment le fil rouge du drame du Mediator…

OdeGê : Merci Irène Frachon !

Pour aller plus loin

Le combat d’Irène Frachon contre le laboratoire Servier a été retracé par Emmanuelle Bercot dans un film : La fille de Brest, mais aussi dans la pièce de théâtre Mon cœur de Pauline Bureau et dans le documentaire réalisé par Anne Richard : Droit au cœur disponible en replay sur France TV.

Je vous recommande aussi ce très beau livre de portraits de victimes du Mediator. 

Ainsi que les ouvrages d’Irène Frachon : Mediator 150mg combien de morts  et la version en bd : Mediator un crime chimiquement pur

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