Mes livres d’amour féministes incontournables

Première proposition : Passion Simple, d’Annie Ernaux

Je lis ce livre régulièrement depuis que j’ai 20 ans. J’ai passé la moitié de ma vie accompagnée par ce récit ! Ce livre, c'est l'histoire d'une passion ; c’est une histoire amoureuse qui est subie par l'autrice. Son esprit est colonisé par son désir pour un homme. 

De la rêverie à la passion

C'est assez drôle pour moi de me rendre compte qu'à 20 ans, ça me parlait déjà… et en même temps, ça ne m'étonne pas ! Parce que d'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été amoureuse. Je pense que ça a été pour moi une façon d'échapper à l'ennui mortel de la routine de la vie quotidienne de l'école. Je me rappelle être amoureuse de garçons en maternelle ! Je me rappelle que j'étais amoureuse d'un certain Sébastien. Ce qui m'intéressait je pense dans ces sentiments amoureux projetés vers quelqu'un d'autre, c'était toute la stimulation que ça apportait à mon imagination, toute la part fantasmatique. Ça poussait mon cerveau à rêver non-stop. Mes amours sont restées des rêveries douces et agréables tout au long de mon enfance jusqu'au collège. Je n'étais pas populaire au collège, j'avais deux ans d'avance, J'avais une tête de plus que tout le monde. On m'appelait Skelettor parce que j'étais grande et très maigre. C'était aussi probable pour moi d’embrasser un garçon que d’aller sur Mars ! Rêver était libre et agréable. 

Mes rêveries ont commencé à prendre un tour plus douloureux à partir du moment où elles se sont fixées sur des hommes avec qui j'ai partagé des moments charnels. L'empreinte du corps d’un autre incarne l'obsession, et la rend douloureuse dans la chair.

Je me retrouve beaucoup dans ce qu’Annie Ernaux écrit sur le côté aigu que l’obsession amoureuse peut revêtir. Dans ces moments, les seules choses qui ont du goût dans la vie se rattachent à l'objet de l'obsession. 

Un homme ou un écran ?

Ce qui est drôle dans Passion Simple, c'est qu'on se rend bien compte qu'on s'en fout un peu de cet homme ! Il est très peu décrit. Les plaisirs sexuels qu'il apporte à la narratrice ne sont pas décrits, sa conversation n'est pas décrite. En fait, cet homme est une espèce de fantôme. Ce qui compte pour la narratrice, c'est ce qui se passe entre elle et elle-même. C'est cet emballement du cerveau, du cœur, du sexe. L'homme est un objet sur lequel se fixe de façon intense le désir.

Je reconnais bien ce processus parce que souvent, ces obsessions amoureuses revêtent un caractère absurde quand on y réfléchit. Mais pourquoi j’obsède comme ça, sur cette personne qui partage si peu de choses avec moi même, qui n’est pas particulièrement physiquement attirante ? Qu'est ce qui se passe ? Et c'est ce désir dévorant qui fait que plus rien d'autre n'a d'intérêt si ce n’est l’objet de la passion.

C'est quand même une aventure incroyable à vivre. Alors : on la subit parce que ça prend toute la place, on s'endort avec, on se réveille avec, mais… c'est comme un trip. Quelle intensité on s'offre ! L'attente peut être délicieuse, le moment de se retrouver… On a envie que la terre s'arrête de tourner.

De la honte

Annie Ernaux parle de la honte qu'elle éprouve à décrire crûment tout ce qu'elle traverse. Je m’identifie beaucoup à cette honte qu’elle couche sur le papier. Parce qu'effectivement, cet emballement déraisonné n'est pas quelque chose que les gens autour de soi peuvent comprendre. Ce type de désir obsessionnel, on le porte comme un lourd secret. En tout cas, on ne s'en vante pas !

Vers la fin du livre, quand la narratrice comprend qu'elle ne reverra plus cet homme, elle sait que ce qu’elle écrit touche à sa fin et que le livre va être publié. Elle parle de la honte qu'elle ressent et j'aime être témoin de cette prise de recul par rapport à tout ce qu'elle a confié. J’ai vécu lors de mes passions un mouvement constant entre vivre le désir et en même temps me regarder à distance, me dire : “Mais pourquoi ?”, “Arrête un peu !”. Il y a dans la passion ces deux dimensions, subir ce désir dévorant, et en avoir honte. 

De l’extra-conjugalité

L'histoire que vit Annie Ernaux dans Passion Simple est particulièrement compliquée. Parce que l'homme qu'elle désire follement est marié. Elle ne peut pas le contacter, il n'y a que lui qui peut la contacter. Dans une interview, Annie Ernaux a déclaré “On ne peut aimer passionnément que si la relation est extra conjugale”. Je pense que si on comprend “extra conjugale” dans son acception la plus commune qui veut dire “hors des liens du mariage” pour quelqu'un qui est marié, je ne suis pas du tout en harmonie avec cette citation, pour moi ce n'est pas quelque chose qui m'excite, qui me donne des frissons positifs. En revanche, si on comprends “extra conjugale” comme “en dehors du cadre d'une relation domestique”, je suis tout à fait d'accord avec Annie Ernaux. Ce désir fou qu'on peut avoir pour une personne, il est systématiquement étouffé par le fait de partager le même toit. Les relations de passion comme ça, intense, doivent se vivre hors les murs. La fonction de cette passion, c'est de donner le goût du risque à notre vie. La sécurité de la conjugalité est diamétralement opposée à ce désir qui a le goût de la chute libre. 

Mes amours au collège ou en maternelle donnaient une couleur, une saveur à une vie que je trouvais autrement bien fade. Être attiré.e par un autre être humain, être attirée très fort, venait alors donner tout son intérêt à ma vie. Ce penchant que j'ai eu très tôt pour l'amour, le désir, il a été ensuite cultivé et développé par le fait que j'ai été socialisée et éduquée comme une fille, que les films que j'ai vus au cinéma, les livres que j'ai lus avaient tendance à proposer l’amour comme scénario de vie réussie, la passion amoureuse comme scénario de vie intense, valant le coup d'être vécue. Les romans, les scénarios, campent la vie rêvée d'une femme comme une vie avec un amour romantique réciproque. 

Écrire pour comprendre

Annie Ernaux parle de ses émotions et de ses tourments de façon factuelle et parfois un peu clinique. Ça donne une grande puissance à ce qu'elle décrit, et ça laisse toute latitude pour s'identifier. C’est comme si ce qu’elle écrivait était un squelette, et moi, quand je lis, je mets la chair : mon propre ressenti. Annie Ernaux me donne une structure et moi, je l'habite !

Pour moi, l'écriture est très importante quand je vis quelque chose de douloureux, qui me bouffe la tête et le cœur. Mais ce n'est certainement pas pour revivre ce que j’ai vécu plus tôt que j’ai besoin de l’écrire. C'est plutôt pour le digérer. Une fois que c'est sur le papier, c'est comme si ça sortait du circuit fermé, de l'obsession. Et ça, pour moi, c’est salutaire. Je couche mes pensées sur papier, je les partage et j’ai beaucoup de plaisir quand ça crée des dialogues avec des personnes qui vivent les mêmes émois, les mêmes souffrances que moi. 

C'est difficile, dans ce processus d’écriture et de partage, de ne pas se regarder, de ne pas se juger. C’est difficile de lâcher prise.

Écrire l’amour, écrire l’intime

Je pense que si Passion Simple a été si fondateur pour moi, c’est parce que voir une femme exposer son intimité comme ça, de façon crue, analytique, sans jugement sur elle-même, juste en posant des constats, a été impressionnant. J’ai compris le pouvoir incroyable de cette écriture quand je l’ai sentie résonner si fort avec mon expérience de femme d’une autre génération. Passion Simple a eu ce pouvoir immense en une centaine de pages de m’aider à me comprendre, à me sentir moins seule. Avec ce livre, je me suis rendu compte de la vertu que ça avait de travailler avec son intime, pour soi et pour les autres. Quand on parle de soi même sans jugement et qu’on offre son expérience en partage, on apprend à s’aimer mieux, et on transmet cet amour aux gens qui nous lisent. 

Atteindre l’équilibre

Au-delà de la dimension passionnelle, amoureuse, sexuelle, romantique, de ce que raconte Annie Ernaux, Passion Simple raconte aussi l'histoire d'une disponibilité féminine face à une indisponibilité masculine et c'est quelque chose à quoi j’ai beaucoup réfléchi. J'ai entamé en mars 2020, à la suite d'une rupture, une grève de l'hétéronormativité, c'est-à-dire que j'ai décidé d'essayer de réinventer les rapports amoureux que je nouais avec les hommes. J'ai eu envie d'essayer de sortir du cadre de ce qui était attendu de moi : typiquement l'exclusivité sexuelle, la prise en charge d'une certaine charge émotionnelle, sexuelle, domestique.

En relisant Passion Simple, ce qui m’a sauté aux yeux, c’est le déséquilibre de cette situation amoureuse. Pourquoi la narratrice tombe-t-elle dans l'obsession comme ça ? Est-ce vraiment parce que cet homme est incroyablement intéressant ou qu’il est un amant incroyable ? Ou est ce que c'est plutôt un déséquilibre entre une femme qui a beaucoup de temps à elle, qui a peut-être en elle ce désir de vivre quelque chose d'intense au milieu d'une existence qui lui offre peu d'intensité Et face à elle, un homme qui roule vite dans une grosse voiture, qui a déjà une femme dans sa vie, qui vient d'un autre pays, qui voyage sans cesse, qui est sans cesse à des événements, qui lui a une vie remplie. Ce déséquilibre entre les deux personnages du livre, c'est quelque chose que j'interroge dans ma vie privée. Se mettre à relationner avec quelqu'un d’indisponible quand on est disponible, ça crée comme un appel d'air. Quand on a un cœur et un espace mental disponibles, voire même qu’on a une vacance, on a envie de faire appel d'air et d’aspirer en nous la personne qu'on désire pour remplir un peu notre vide. Cette envie d’aspirer qui se transforme en obsession, je trouve qu’elle ne se déclenche qu'avec les personnes indisponibles, les personnes qui résistent. On essaie d'aspirer, d'aspirer, mais ça ne fonctionne pas et je pense que c'est ça qui déclenche la passion : la souffrance. 

L'équilibre des disponibilités entre deux partenaires romantiques est selon moi essentiel si on n'a pas envie de se laisser aller à une obsession amoureuse qui occupe tous les neurones pendant plusieurs années.


Ce contenu est une transcription partielle d’un entretien que j’ai accordé au Book Club de Louie Média. Pour l’écouter, c’est par ici.

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